Quel mois d’avril !
Le COVID-19 s’est invité dans nos vies et nous contraint à mettre un coup d’arrêt net, brutal et soudain à la course folle de nos existences. Rappel au réel, au « vrai » réel trivial, concret de notre condition d’espèce animale sur la planète terre en proie à la maladie, nous rappelant à la précarité de nos vies.
Ce qui était annoncé depuis plus de 40 ans par les scientifiques, les écologistes et lanceurs d’alerte advient. Nous sommes tout à coup contraints de voir ce qui est à l’œuvre sans possibilité de détourner l’attention ailleurs, d’éviter de regarder et comprendre.
Et là tout bascule ; nos gouvernements successifs qui depuis 40 ans au service des puissances financières n’ont eu de cesse de corroder les acquis sociaux et notre hôpital public, vendu nos infrastructures et entreprises publiques, attaqué le droit du travail, précarisé les plus pauvres, réprimandé et incarcéré des opposants politiques (lycéens, gilets jaunes) ; en appellent aux vertus de l’état et sortent les violons pour saluer le courage et l’abnégation du corps médical.
Pincez-moi, je rêve !
En fait, non, je ne rêve pas c’est bien le pays dans lequel je vis dont il s’agit. Les infirmier·ère·s et aides soignant·e·s sont toujours sur exploité·e·s et sous payé·e·s, il n’y a pas assez de masques de protection, et le doute plane sur les raisons de la non utilisation de la Chloroquine pour traiter les malades en début d’infection.
Nous sommes confiné·e·s, mais pas tou·te·s et pas dans les mêmes conditions.
Les paysans doivent travailler pour continuer à produire de la nourriture, les ouvriers du bâtiment et d’autres secteurs doivent reprendre les chantiers afin que la machine tienne debout. Pourtant cela fait des années que l’on nous rabat les oreilles sur le fait que ce sont la finance et les grand·e·s entrepreneur·euse·s sur-rémunéré·e·s qui génèrent les richesses. Je ne comprends pas. Pourquoi ce ne sont pas les financiers qui vont cuire le pain et le vendre ? Bosser dans les supermarchés dont ils sont propriétaires, sur des chantiers et dans les champs en s’exposant au virus ?
Confiné·e·s, pour certain·e·s, ce sont dans des appartements, des immeubles en logeant à plusieurs par chambre, pour beaucoup dans des logements insalubres et pour d’autres c’est à la campagne, avec jardin.
Confiné·e·s, nous parachevons le travail de séparation des personnes les unes des autres, initié avec l’avènement des grands médias de masse et de l’audiovisuel personnel. De l’isolement par foyers regroupés autour du poste de télévision, nous avons évolué vers l’écran personnel, miroir de nos égos, et lieu d’enfermement, fenêtre du panoptique derrière laquelle il n’y a plus d’espace de l’intime. Le dispositif carcéral est en place.
Cela va de pair avec une réduction des représentations de la vie, du monde, de nos états, traits de caractères et projections à quelques images toutes faites, modélisations algorithmiques des typologies de profils humains.
En tant qu’artistes nous vouons nos vies à des tentatives d’enrichir les champs de représentation du monde, à faire le chemin allant de l’intime au collectif et du collectif à l’intime. Nous essayons de créer et de formuler des gestes qui avec un peu de chance toucheront des personnes au cœur, au corps et à l’esprit. Nous sommes en quête du moment partagé, de la fête, de cet instant où chacun peut rentrer à l’intérieur et confronter au monde ses propres sensations et représentations. C’est au service de ces moments trop rares, trop isolés des autres moments de la vie que les artistes œuvrent.
Nous avons la chance d’être dans un pays ou les arts et les sciences sont au cœur de la tradition républicaine et figurent parmi les piliers qui soutiennent la devise nationale « LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ ».
Nous musicien·ne·s, nous devons d’être libres de créer et questionner notre monde, nous revendiquons un accès égalitaire aux œuvres pour chaque citoyen·ne et nous sentons fraternellement solidaire de tous et toutes les citoyen·ne·s du monde.
Cela repose sur le fait que l’accès de tous aux spectacles, œuvres et concerts est un droit inaliénable et qu’il est du devoir de l’état de veiller à ce que les artistes qui contribuent à véhiculer les valeurs fondamentales de notre république puissent continuer à le faire.
En tant que fédération de musicien·ne·s, Grands Formats se réjouit d’être un lieu de rassemblement de personnes engagées dans la création et sur le travail des répertoires du jazz et des musiques improvisées, dévoué·e·s à enrichir le patrimoine commun de gestes personnels.
Toutes et tous confiné·e·s travaillons ardemment à créer de nouvelles œuvres, organiser de nouveaux concerts, avons hâte de se retrouver et retrouver le public pour partager ces instants de magie dans un monde post COVID-19.
Ce monde, quel sera il ? Où en sommes-nous du « réveil des consciences » tant attendu ?
Cette crise nous révèle que nous ne pouvons plus être seuls en tant que nation et individus, nous sommes des humains sur la terre et les enjeux de notre temps ne pourront être appréhendés sans prendre en compte cette dimension coopérative planétaire.
Les musicien·ne·s manient un langage universel et sont de fait les ambassadeur·rice·s d’une communauté humaine mondialisée qui transcende largement les systèmes politiques, religieux et toute sorte de clivages de surface.
Ami·e·s musiciennes et musiciens : jouons.
Pascal Charrier
Guitariste, compositeur de l’ensemble Kami Octet et membre du Conseil d’Administration de la fédération Grands Formats