Tout va très bien

Bientôt la 100ème newsletter de Grands Formats, en près de 20 ans d’existence de la fédération. Vous qui l’avez ouverte et qui lisez ces lignes, que venez-vous y chercher ? Les prochains concerts à noter dans vos agendas ? Les actualités des grandes formations ? Les prises de parole des artistes ?

Nous les artistes, on connait bien le rituel des newsletters, de « la comm ». On entend souvent que le métier a changé, mais ce doit être l’un des aspects où le changement est le plus net : l’autopromotion de l’artiste, notamment par les réseaux sociaux, est devenue un passage quasi-obligé.

Ainsi on prend un peu de temps dans sa journée (sa semaine ? son mois ?) pour revêtir ses plus beaux habits de communicant·e, pour se grimer de ses plus belles annonces, ses photos les plus filtrées, ses coupures de presse les plus flatteuses, son humour le plus acéré. On peut voir ça comme un jeu, une grande communion collective qui associe l’artiste à ses fans, ses soutiens, son réseau professionnel… un art ? N’exagérons rien. C’est au mieux un talent, une compétence. Un sport. On se raconte, on se regarde, on regarde les autres, on regarde les autres nous regarder. On ne se voit pas forcément, mais on se sait là, les un·e·s, les autres. On est là. On est.

Certain·e·s y prennent du plaisir, certain·e·s y brillent sans effort, l’exercice peut nous faire nous sentir puissant·e·s. Mais pour la plupart, c’est un combat parmi ceux qui se mènent, c’est du temps, du travail, de la discipline. Alimentée, profondément, par la peur de ne plus être là. De ne plus être.

« Nouvelle année ! Nouveaux projets ! Plein de surprises à venir ! »

A l’aube de 2022, aux derniers vacillements de la 5ème vague, tandis que la terre promise post-Covid s’est définitivement transformée en marécage, au commencement même d’une guerre sur le sol européen qu’on n’aurait jamais suspecté connaître de nouveau, la dissonance devient de plus en plus cacophonique.

Aussi fournies soient nos réalisations passées ou nos espoirs futurs, aussi nombreux soient les « oooh », les « <3 », les « waouh », les « quelle chance », les pouces récoltés par nos efforts, c’est l’arbre qui cache la forêt. La forêt de doutes, de morosité, d’angoisses, de sidération, d’impuissance. Le grand vide de l’incertitude à laquelle on fait face. La plus immense, la plus totale. Ce n’est pas une forêt, c’est un océan, dans lequel flottent timidement nos réalisations et perspectives, petits icebergs fondant à vue d’œil.

Métaphores mises à part, comment continuer à remplir notre rôle social d’artiste et monter des projets aujourd’hui, sans perspective de diffusion ? Depuis deux ans, on a continué à créer, à écrire, à répéter, on s’est formé, on s’est réinventé, adapté, on a monté des plateformes, on a rencontré les publics d’autres manières, on a chevauché tous les tigres, on a tenu bon. On a essuyé les vagues, les annulations, les reports, mois après mois on a attendu la reprise. La voilà enfin, c’est maintenant. Elle a une drôle de tête avec ses passes sanitaires et vaccinaux, ses masques qui barrent les sourires (et que dire de l’année présidentielle), mais, principe de réalité, on a accepté que c’est le prix à payer pour que l’activité reprenne.

Pardon ? Reprenne ? Mais qui travaille en ce moment ? Pas les grands formats, en tous cas. Peut-être sur un coup de chance. Mais en volume, en proportion, la grosse tendance de fond, la dure réalité est que, non, on ne travaille plus, et ça n’est pas près de recommencer.

L’équation implacable : pas de public. Pas de prise de risque. Pas d’horizon.

Non, vraiment, on va mal. Crise de sens, mais aussi inquiétudes concrètes sur l’avenir à moyen terme puisque les temps des plans de sauvetage et des années blanches sont bien derrière nous.

Mais ça, les artistes, on n’est pas censé·e·s le dire. On laisserait les syndicats porter une parole dépersonnalisée (le SNAM-CGT commence d’ailleurs à utiliser le terme de « non-programmation », aux côtés de celui d’annulation), mais on devrait continuer individuellement à annoncer des lendemains fastes qui sonnent au mieux comme des prophéties. Et au passage, alimentent la solitude refoulée de nos pairs qui, en allant sur les réseaux, ont l’impression de contempler depuis une fenêtre un grand gala auquel·le·s n’auraient pas été invité·e·s.

Est-ce qu’on pourrait, un instant, arrêter de se mettre les un·e·s les autres cette pression du paraître, et se dire, une bonne fois pour toutes, qu’on ne va pas bien ? Que même les meilleurs moments qu’on vit dans ce métier, même les plus belles euphories collectives, rencontres, vibrations, ne font pas de nous des êtres de lumière, contrairement à ce qu’on doit être en train d’incarner et de raconter partout et tout le temps ? Qu’on se sent nous aussi triste, en colère, impuissant, indigne, dérisoire face à tout ce qui se passe ?

Parfois, on se plante, on n’a pas d’idée, pas de perspective, pas de motivation, on ne trouve plus le sens, on n’arrive même plus à sublimer notre Angst en glam d’artiste torturé. Parce que ça n’est plus seulement nous que ça concerne. Et en aurait envie d’arrêter de faire semblant.

Comme tout le monde, on est sidéré par la crise climatique, les catastrophes écologiques, sociales, humaines, et depuis peu, cette guerre sur notre continent qui en plus de nous remuer, met en lumière toutes les autres atrocités qu’on passe sous silence le reste du temps. Dans le gala des réseaux, c’est la valse de l’horreur et des paillettes.

Qu’on se rassure, dans un instant on recommencera à jouer le jeu, encore et encore. Nouvelle année ! Nouveaux projets ! Restez connecté·e·s !

Ellinoa, chanteuse et leader du Wanderlust Orchestra, vice-présidente de Grands Formats

© Sylvain Golvet


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