La Réunion compte deux membres inscrits dans la fédération des Grands Formats : un « grand ensemble », le Jazz Club de La Réunion, et un « collectif », l’Atelier 212. Ces deux adhérents, avec l’appui de l’expertise de programmateurs expérimentés, évoquent les contraintes et difficultés qui pèsent sur les grandes formations dans un petit territoire insulaire.
Jazz Club de la Réunion
Fondé en 1975 par Yves le Flanchec, rejoint deux ans plus tard par René Audrain et dirigé aujourd’hui par Yann Martin, le Jazz Club de la Réunion est l’un des plus anciens big bands encore en activité en France. Ce presque cinquantenaire réunit des amateurs et des professionnels de l’île autour de leur passion commune pour cette grosse marmite à swing qu’est le big band. Le Jazz Club a été et reste une pouponnière pour de nombreux musiciens de La Réunion. Durant presque 50 ans il a su s’adapter, se renouveler et avance aujourd’hui par projets et créations ( Antoine Hérvé, François Jeanneau, Fabien Mary, Ferdinand Doumerc, Thomas Faure…).
Il faudrait d’abord commencer par évoquer le dynamisme musical de la Réunion, terre de musiciens, et en particulier terre de jazz. Ce dynamisme peut se mesurer notamment à l’aune de la création en 2024 de deux festivals de Jazz sur l’île (Jazz en l’air / Jazz dan Port). Et même si pour le premier, il s’agit du retour sous un autre nom d’un festival qui était organisé par les Théâtres départementaux de La Réunion.
Néanmoins, derrière ces événements-vitrines, se cachent des difficultés à l’année. Ainsi, il faut savoir que c’est chaque année un gros challenge pour le big band de pouvoir boucler les 5 à 6 dates nécessaires à la diffusion de ses projets, lesquelles dates conditionnent par ailleurs l‘obtention des différentes aides.
L’effectif du big band – au minimum 20 musiciens, mais plus souvent 25 sur scène – entrave souvent la décision des programmateurs. Pour le dire autrement, toutes les salles n’ont pas les moyens techniques et financiers d’accueillir un grand ensemble comme le big band.
À cela s’ajoute la proximité des différents bassins culturels qui entrent en concurrence et qui limitent le nombre de concerts par projet. L’île se divise en 4 micro territoires qui correspondent aux quatre points cardinaux : Est, Ouest, Nord et Sud afin de réduire la concurrence ou le partage du public. Certains programmateurs conditionnent ainsi l’accueil d’un projet à une exclusion de la diffusion de ce projet dans la même micro région. Autre contrainte : les quatre zones ne sont pas équipées et structurées de la même manière en équipements culturels – par exemple dans l’Est, une seule salle peut réellement accueillir un grand ensemble.
Notre insularité nous empêche également de venir jouer nos musiques à l’extérieur de l’île ; le coût des transports est rédhibitoire pour un big band. Nous ne pouvons pas davantage profiter des formations, masterclass que pourraient offrir le réseau métropolitain, sauf en visioconférence.
Nous essayons d’inviter régulièrement des compositeurs, musiciens ou arrangeurs de l’hexagone pour monter des projets de créations originales. Ce n’est possible que lorsque les salles prennent à leur charge le coût du billet, le reste demeurant à la charge de l’association. Mais ce n’est pas un scénario reproductible chaque année.
Par effet ricochet, nous sommes également pénalisés par les récentes coupes opérées dans les budgets culturels alloués aux salles par les collectivités et l’État. L’une des pistes explorées par notre grand ensemble est d’assurer nous-mêmes la production de nos concerts, ce qui n’est pas sans risque pour une petite structure associative.
Collectif Atelier 212
L’Atelier 212 est une association créée sous l’impulsion des artistes Éric Lucilly, Gilles Stzym, Nicolas et Mickaël Beaulieu, afin de structurer professionnellement leurs projets. Depuis 2010, elle participe à la production de plusieurs musiciens de jazz locaux comme Luc Joly ou Adib Garti et accompagne le projet de jazz maloya « Identité » né de la rencontre de Nicolas Beaulieu et Gaël Horellou, qui compte à son actif 3 albums et plusieurs tournées en métropole.
Le territoire réunionnais est actif en ce qui concerne la diffusion d’un jazz que nous appellerons plutôt « standardisé », notamment grâce à un réseau dynamique de cafés-concerts et d’opportunités régulières dans les hôtels, restaurants qui permettent la professionnalisation d’une poignée de musiciens. Malheureusement, sur le terrain de la création, il est plus difficile pour les artistes de s’exprimer. N’ayant que très peu d’opportunités d’être diffusés, les artistes finissent par se désengager de leurs projets créatifs. Malgré l’existence de dispositifs d’aides, les coûts d’approche vers la métropole sont souvent un frein au montage de tournées ou à la participation aux marchés professionnels. Par effet indirect, le jazz réunionnais dispose de très peu d’expositions sur le territoire national et sa singularité reste peu connue en dehors de l’île. En conséquence, plusieurs artistes de jazz locaux ont préféré aller s’installer en métropole.
Alain Courbis : fondateur et ex-directeur du Pôle Régional des Musiques Actuelles de La Réunion et co-fondateur de Jazz Renyon
L’inflation galopante qui touche le coût des transports aériens fait qu’il est quasiment impossible pour un grand orchestre de jouer hors de La Réunion sauf, bien sûr, s’il parvient à en assurer lui-même la prise en charge sur ses fonds propres.
Difficile également de monter des projets, qu’ils soient de créations ou de formations, avec des apports de musiciens venant de l’extérieur dont il faut prendre en charge les frais de transport aérien et les frais de séjour sur l’île.
Même si La Réunion dispose d’un nombre important de lieux de programmations culturelles et d’événements musicaux, peu de programmateurs acceptent d’accueillir un orchestre grand format, soit par insuffisance d’infrastructure technique soit par manque de moyens, même si les cachets se négocient à titre associatif, il faut gérer l’accueil de plus d’une vingtaine de personnes…
Il faut aussi lutter contre certains préjugés encore bien ancrés qui laissent entendre que le jazz serait une musique élitiste, réservée à un certain public, alors qu’historiquement ce genre de musique a toujours eu un impact populaire important sur l’île, comme en témoignent notamment les festivals organisés sous cette étiquette, y compris le dernier né « Jazz en l’Air » dont la première édition vient d’avoir lieu en avril. Chaque fois qu’il est programmé, peu importe la jauge du lieu, le Jazz Club de La Réunion joue le plus souvent à guichet fermé.
Malgré toute la bonne volonté et l’énergie déployées par ses membres, une aide publique est nécessaire pour permettre son développement, sa confrontation avec d’autres musiciens, un renouvellement régulier de son répertoire et, idéalement, une exportation. Mais, même si des efforts sont consentis, le jazz n’est pas toujours une priorité dans l’action culturelle des collectivités, d’autant que les aides nécessaires devraient être proportionnelles à l’effectif de l’ensemble…
David Picot : directeur du Théâtre Léspas Leconte de Lisle – Saint Paul
Jauge maximum : 160 places assises uniquement
Pour les grands ensembles ou collectifs, la mise en œuvre des projets est plus que jamais une véritable contrainte pour les petites salles. Outre le fait que faire rentrer tout le monde avec un « chausse-pied » sur une petite scène est un challenge pour les équipes techniques, les coûts de production incompressibles, dans un contexte général inflationniste, sont impossibles à couvrir.
Même si programmer un « Grand Format » est la garantie de jouer à guichet fermé, pour des raisons financières, il est difficile de réserver trois soirées consécutives au même projet. Avec notre jauge réduite, nous devons à chaque opération refuser beaucoup de public, frustré de ne pouvoir profiter de ses formations et propositions ambitieuses et nécessaires. Malgré cela, nous nous efforçons de trouver des solutions pour programmer les grands ensembles qui restent des fers de lance de nombreux artistes de l’île. Ces figures de proue agissent comme des locomotives pour les musiciens locaux, d’où l’importance de continuer de les soutenir et les accompagner.
Accueillir de grands ensembles extérieurs au département impose également d’autres contraintes : de par notre éloignement, la part VHR a pris une place tellement importante dans un bordereau de production qu’il nous faut impérativement mettre en place des partenariats avec d’autres salles locales, avec les difficultés d’accorder les calendriers respectifs afin que les groupes programmés puissent obtenir des moyens de financements en amont auprès des différents organismes d’aides à la mobilité, sans lesquels les projets ne seraient pas viables. Quoiqu’il en soit, la mutualisation reste également une obligation.
Anthony Virassamy : administrateur de production musique à la Cité des Arts de Saint-Denis
Jauge maximum : 400 personnes assises
Les coûts de cession peuvent très vite grimper au vu du nombre de musiciens sur scène, avec une capacité d’accueil qui n’est pas forcément extensible. Le ratio coût/recettes n’est pas toujours facile. Généralement, ce sont des concerts assis, ce qui implique une jauge réduite comparée à des concerts debout.
Se pose aussi la question de l’espace occupé sur la scène qui est très différent des musiques actuelles.
La capacité d’accueil en loge pour un nombre conséquent d’artistes, sans oublier la prise en compte des catering et des repas, sont là encore des sujets non-négligeables au vu de l’inflation actuelle.
Pour des groupes extérieurs à l’île, les vols, hôtels, repas, per diem, sont un frein énorme pour faire venir des grands formats, même en mutualisant les coûts avec une autre salle.
Propos recueillis et mis en forme par Laurent Bouvier – Jazz Club de la Réunion.
Jazz Club La Réunion © Jérôme K Bidi