Depuis quelques mois, une série d’évènements est venue casser notre routine de musicien·ne·s, si tant est qu’une telle chose existe : d’abord les grèves des transports en octobre et décembre (sacré défi à relever quand on est à la tête d’un grand ensemble) ; puis ce drôle de virus qui, non content de faire couler plus d’encre que de nez, amène lui aussi son lot de concerts annulés (y compris pour des petites et moyennes salles dans certaines régions) ; enfin, l’entrée dans la fameuse « année des municipales » que les musicien·ne·s connaissent bien de par le vent de frilosité qui souffle sur les collectivités territoriales et provoque toujours un bon creux dans l’activité…
Ainsi, en cet étrange hiver qui n’en est pas un, on se retrouve, un peu plus que d’habitude, à réfléchir à notre routine, nos choix de vie, l’organisation de nos sociétés. Rien que ça…
D’autant qu’il y a aussi eu entre temps les vacances, le retour près de nos proches, loin des villes, la déconnexion… Retrouver ce que certains appellent bizarrement les « plaisirs simples » : les oiseaux qui chantent encore dans les jardins, faire des gaufres, planter des bulbes d’hiver. Beaucoup lire, beaucoup discuter, marcher, penser. Et l’effet « fêtes de famille » : se confronter d’un coup à des opinions si éloignées des nôtres qu’elles nous obligent à revenir à nos fondamentaux, questions si éternelles qu’elles avaient presque disparu.
En tant qu’artiste, quelle est notre place ? Notre rôle ? Notre légitimité à continuer à vivre cette vie, qu’aucuns nous envient (en général sans savoir ce que c’est vraiment…), à se battre pour notre art ?… Alors oui, « c’est la culture qui nous sauvera », « notre rôle est plus important que jamais » ; c’est sûr qu’on aurait pu être ouvrier sur un chantier d’extraction de pétrole ou travailler dans un abattoir, niveau crise existentielle ça serait le niveau au-dessus. Mais là, écrire et défendre de la musique qui n’atteindra, dans l’absolu, qu’une infime quantité d’oreilles, alors qu’on vit en grande partie d’aides publiques (subventions pour nos structures ou perçues par les salles qui nous embauchent) et des droits perçus via l’intermittence… Vous avez dit « quête de sens » ? Il paraît que c’est le mal du XXIe siècle…
Croyons-nous encore en l’évangile du musicien (qui ressemble à s’y méprendre à du Adam Smith) : « l’élan profondément égoïste et égocentrique qui te pousse à créer alimente le bien commun » ? Le bien commun, patrimoine immatériel, peu écouté ? Et pourquoi faut-il dès lors déployer autant d’énergie et de temps à essayer de se « vendre », qu’on parle de nous, d’être présent, vu, entendu et aimé par les bonnes personnes sous peine de disparaître… ?
Ces questions résonnent encore plus fort dans un monde où on a de plus en plus le sentiment d’avoir gravement et irréversiblement « merdé » quelque part, mais qu’on n’a jamais appris à vivre autrement que comme ça, à aspirer à autre chose, nos désirs, plaisirs et aspirations ayant été façonnés il y a bien longtemps par ce qui nous entoure, « les médias », « les cercles sociaux », etc. Nous voilà face à notre clavier, à nous même, avec le sentiment de faire fausse route, mais d’être contraints de jouer un jeu : la grande comédie humaine 2.0 (très 2010 ce « 2.0 », on dit comment maintenant ?)
Et en même temps… tandis que s’effeuillent les courtes journées d’hiver, qu’un rayon de soleil nous surprend enfin entre deux nuages, reprendre des forces… remettre de l’ordre dans sa vie et ses projets et se dire que… Quand même ! Si, tout cela a du sens. Pour les visages de ceux et celles avec qui et pour qui on créé, dans les groupes, dans le public, parmi les amateur·rice·s passionné·e·s petit·e·s et grand·e·s qu’on embarque dans certaines aventures ; pour le tourbillon d’émotions qu’on ressent quand on va voir certains concerts ou qu’on écoute certains disques, et qu’on œuvre à chaque instant à transmettre à notre tour. Pour les mythes qu’il faut, plus que jamais aujourd’hui, réinventer et réécrire, pour réapprendre collectivement à vivre, différemment, avec d’autres repères, d’autres rêves, d’autres aspirations. Il faut être là…
L’envie d’en découdre, les musicien·ne·s l’ont encore, comme en témoigne le nombre toujours croissant de candidatures d’adhésion que l’on reçoit à Grands Formats. On en profite pour souhaiter la bienvenue à ceux et celles qui nous rejoignent ! Les ensembles européens, on vous attend, l’appel à candidatures est ouvert jusqu’au 26 avril !
Ellinoa, directrice artistique du Wanderlust Orchestra et membre du Conseil d’Administration de Grands Formats