À l’approche du 8 mars

Il y a six ans et demi, j’écrivais mon premier édito pour Grands Formats, intitulé « Où sont les femmes ? ». Je venais alors d’intégrer la fédération, qui ne comptait à cette époque que très peu de compositrices-cheffes d’orchestre parmi ses membres¹. La question des femmes dans le jazz commençait à émerger à un niveau institutionnel, prenant une grande partie du milieu par surprise. Grands Formats se retrouva dans le viseur, mis devant le fait accompli de la faible féminisation de ses rangs.

Moi-même, pourtant femme, j’y vis une manière détournée de nous exclure de la table des négociations, et trouvai infondé que cela nous disqualifie soudainement de défendre la parole des équipes artistiques en général. La place des femmes était un sujet qui me semblait alors secondaire, un arbre qu’on avait planté là pour cacher une forêt de revendications légitimes impliquant la survie de nos orchestres.

Complet hasard du calendrier, je soumis cet édito au conseil d’administration précisément le jour de l’apparition du hashtag #Metoo, le 5 octobre 2017. Je l’ai relu aujourd’hui, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il passe nettement à côté d’une réalité que six années de regain des mouvements féministes nous ont aidé·e·s à définir.

Le raz de marée #Metoo a fait prendre conscience au plus grand nombre que le féminisme n’était pas du tout un combat obsolète ; sur les violences sexuelles et sexistes, mais aussi sur d’autres formes de discrimination entravant l’égalité entre les genres. Il a résonné dans tous les milieux, y compris le nôtre.

Six années m’ont fait réaliser toute la misogynie que j’avais pourtant subie à l’époque sans avoir mis de mots dessus. J’avais accepté ce système, faute d’avoir les outils pour le remettre en question, souhaitant fort m’y faire une place. Cette lente prise de conscience, de mise en mots d’une réalité, est un chemin que de nombreuses musiciennes ont vécu aussi. Que, je l’espère, de nombreux musiciens continuent à emprunter aujourd’hui. Mais surtout, j’ai pris conscience que le féminisme n’était en rien marginal par rapport aux combats fondateurs de Grands Formats.

Notre fédération, conjointement avec la Fneijma et l’AJC, a publié depuis deux études sur les femmes dans le jazz. La seconde est parue il y a quelques semaines. Je vous conseille de la lire dans sa version complète, afin d’avoir accès aux analyses des sociologues qui l’ont menée (Marie Buscatto et Ionela Roharik), mais aussi pour alimenter votre propre réflexion face aux chiffres produits et aux témoignages recueillis.

Si tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le fait qu’une plus grande féminisation du jazz et une lutte contre les violences et harcèlements sexistes est une bonne chose, on constate aussi une forte perte de repères face à l’arrivée du féminisme (c’est-à-dire, rappelons-le, la lutte en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes) dans notre secteur.

En théorie : de l’adhésion. En pratique : de la résistance. Je pense celle-ci liée à la nature malheureusement ultra-concurrentielle de notre milieu qui rend difficile l’abandon de certains privilèges perçus comme relatifs, ainsi qu’à une sincère confusion sur ce qu’il faudrait faire.

Mais considérer que la question de l’égalité est secondaire voire contreproductive par rapport à l’état très préoccupant dans lequel se trouve notre secteur (comme je le pensais moi-même il y a 6 ans et demi) est à mon avis une erreur.

Par exemple, l’étude relate le fait que parmi les musiciens, on entend de plus en plus souvent l’idée que la situation se serait inversée, qu’il serait désormais plus simple pour les femmes de se faire une place. Aucun chiffre ne corrobore concrètement le fait que les femmes seraient statistiquement plus programmées que les hommes. S’il est vrai que quelques musiciennes particulièrement médiatisées et soutenues concentrent un grand nombre de concerts, c’est aussi le cas pour quelques musiciens. Pourquoi cristalliser ses frustrations sur les femmes ayant du succès, plutôt que de combattre les logiques marchandes qui sous-tendent les mécanismes produisant le succès disproportionné de quelques-un·e·s et invisibilisant les autres ?

En tant qu’homme, admettre son privilège ne veut pas dire admettre qu’on a la vie facile et que l’on n’est pas légitime à en être arrivé là. On sait à quel point les places sont chères dans le jazz et les musiques improvisées, milieu de plus en plus créatif, de plus en plus bouché.

En d’autres termes, se contenter de dire que la musique n’a pas de genre et que le seul critère qui devrait compter est le propos artistique, c’est être extrêmement naïf sur les raisons qui créent le succès de certains artistes par rapport à d’autres. C’est occulter la chance, le capital social et financier, le réseau, les arbitrages personnels, et quantité d’autres privilèges, exacerbés par une logique de “winner takes all” dont a besoin le milieu pour fonctionner efficacement, à grand renfort de classements, concours et « tops » de tout poil pour justifier le tout. La discrimination positive n’est finalement pas le moins noble des accélérateurs de carrière. C’est la double peine pour les femmes de devenir les boucs émissaires.

Œuvrer à ce que les logiques de cooptation masculine n’invisibilisent pas trop les femmes, et que celles-ci puissent exercer leur métier dans les mêmes conditions que les hommes, est une lutte à mener au même titre qu’œuvrer à une plus grande diversité des propositions artistiques et de leurs formats (raison d’être originale de notre fédération), à un soutien des équipes, à un travail de fond sur la diffusion de nos musiques.

Or, aujourd’hui, on voit plutôt apparaître en filigrane que la contrepartie de la discrimination positive serait de pouvoir en tirer un certain crédit social, une possibilité « au moins » d’en faire un argument de vente². C’est en partie la résultante d’une panique face à la désignation par certains financeurs de bons et de mauvais élèves de la parité. Cette logique de labellisation encourage des comportements radicaux de la part des porteurs de projets, sans nuances, et finalement dévalorisants pour les musiciennes elles-mêmes, et perpétrant le statu quo. Cette même logique n’échappe malheureusement pas à certains diffuseurs, et la ligne est fine entre œuvrer pour la parité et faire du marketing sur le dos de femmes finalement considérées comme interchangeables (un petit exemple parmi tant d’autres : peut-on s’il vous plaît arrêter d’estampiller les concerts « jazz au féminin » ? Réduire l’impact du genre sur les conditions d’exercice de la musique ne se fera pas en renforçant les stéréotypes de genre !). Ce n’est pas aux personnes en position de pouvoir d’inviter des femmes sans leur en donner, ce sont les positions de pouvoir qui doivent aussi revenir aux femmes (dans notre cas : compositrices, leadeuses de projets, directrices artistiques, improvisatrices… mais aussi programmatrices, directrices, cheffes de département jazz…).

Nous défendons, à Grands Formats, un engagement intersectionnel : l’égalité entre les hommes et les femmes dans le jazz est une composante à part entière de la lutte pour le soutien à la diversité des propositions artistiques, pour de bonnes conditions de travail des équipes artistiques, et pour un enrayement des nettes diminutions des subventions pour nos modèles.

En tant qu’artistes engagé·e·s, comme en témoigne notre attachement aux grandes formes artistiques envers et contre toutes les logiques qui tendraient à les faire disparaître, nous sommes féministes dans nos valeurs d’entraide, de mise en réseau, de transmission, de coopération et d’horizontalité. Être inclusif·ve·s plutôt que divisé·e·s sur ces questions sera une condition de survie face à l’extrême incertitude dans laquelle se trouve notre secteur.

PS : S’il vous plaît, arrêtez de demander aux cheffes d’orchestre femmes si c’est vraiment elles qui écrivent tous les arrangements de leurs ensembles (spoiler : oui). 😉

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¹ Nous étions 2 sur une quarantaine environ (5%), tandis que nous sommes 7 sur 68 aujourd’hui (10%)
² À ce sujet, voir la prise de parole de ma collègue Olga Amelchenko

Par Ellinoa (Wanderlust Orchestra – vice-présidente de Grands Formats)

© Maxime de Bollivier


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