Alors que les musiques créatives traversent une crise inédite dans leur accès au public, notamment parce que de nombreuses œuvres valables ne lui sont pas, ou si peu, présentées, on est en droit de se demander quelles sont les tendances qui nous y ont menés et quelles sont celles qui nous y maintiennent : Grands Formats le fait d’ailleurs à voix haute !
À ce sujet, il est parfois affirmé que l’on serait bien obligés de se conformer au goût des masses, qui ne seraient pas spontanément portées vers les propositions les plus pointues. Voilà qui corrobore en tout cas le modèle néo-classique d’une offre régulée sur un marché par la demande, vers un point d’équilibre. Mais c’est ici la spontanéité de ces masses que je souhaite mettre en faux, tandis que « c’est justement souvent l’industrie culturelle qui les réduit à cet état de masse qu’elle méprise ensuite et qui les empêche de s’émanciper, ce pourquoi les hommes seraient aussi mûrs que le leur permettent les forces de production de l’époque »¹ , puisqu’il en est bien moins question que d’un habitus, dont l’individu est souvent primitivement empreint par les déterminations de la société du spectacle², mais qui reste néanmoins mouvant, et c’est heureux ! Quant à ses mécanismes de formations, j’en réfère une fois de plus à Adorno, au sujet de l’industrie culturelle : « Dans toutes ses branches on confectionne, plus ou moins selon un plan, des produits qui sont étudiés pour la consommation des masses et qui déterminent par eux-mêmes, dans une large mesure, cette consommation. »³ Selon cette thèse, c’est donc bien l’offre qui conditionne la demande dans une large proportion, non le contraire. En clair, le public écoute, et finira en tous les cas par écouter, ce qui lui est donné à entendre, où peut intervenir l’acculturation.
Arrivé ici, l’interrogation porte sur ce qui devrait être donné à entendre. Et cela tombe bien, puisque c’est justement l’un des rôles des politiques culturelles, par leur sélection-octroi d’un avantage concurrentiel relatif par la subvention – voir affectation des seuls moyens nécessaires au déploiement de l’activité correspondante suivant les systèmes – que de déterminer ce qui pourra être, et donc ce qui sera entendu. Une première réponse naïve pourrait être : tout, permettons à toute proposition de se confronter aux publics. Passée cette naïveté, le caractère limitée des ressources apparaîtra évident – la création, la production, la diffusion et la médiatisation de la musique ont un coût. Puisque nous avons déjà disqualifié une prétendue sélection par le goût populaire, une seconde réponse, conséquentialiste cette fois-ci, serait celle-ci : donnons à entendre la production qui maximise l’utilité sociale. C’est à celle-ci que je souscrirais. Comment comprendre l’utilité en tant que précepte moral toutefois ? J.S. Mill expose l’utilité supérieure des règles de justices : « la pratique de la justice fondée sur l’utilité est la partie maitresse, la partie incomparablement la plus sacrée et la plus obligatoire de toute la moralité »⁴ . Et à quelle acception de la justice se référer en ce qui concerne l’attribution des moyens nécessaires à telle ou telle proposition musicale, c’est une nouvelle fois le rôle des politiques culturelles de le définir.
J’estime qu’il n’est de plus haute justice à laquelle puisse contribuer la production culturelle que de participer à fournir les outils intellectuels de l’émancipation. Les directions prises doivent, pour cela, bannir l’aversion au risque, l’exécrable goût du même et la plus abjecte encore fausse subversion que l’on trouve dans la marchandise culturelle prête à consommer. Au contraire, les plus grands efforts doivent être déployés pour permettre à une musique neuve et résonnant avec les enjeux esthétiques de son époque de se réaliser, pour la promouvoir et pour amener à elles, non nécessairement l’adhésion, mais tout au moins une spirituelle curiosité. Cette musique que j’ai appelée d’emblée musique créative ! Disons-le sans détour, il faudra, pour cela, mouiller le maillot, cesser de flatter d’habitudes un public en déliquescence et aller en chercher de nouveaux avant que le premier ne disparaisse : une fois encore, travailler à l’acculturation. En outre, les ressources qui nous sont nécessaires sont en grande partie concentrées dans la fabrique à aliénation, telle que nous avons caractérisé l’industrie culturelle, les rapports de force doivent aussi évoluer et permettre, à tout le moins, de la faire contribuer davantage.
Grands Formats œuvre en ce sens, par son activité de plaidoyer tout autant que par son action concrète. Outre la parole qu’elle porte incessamment pour le secteur indépendant du jazz et des musiques improvisées, elle travaille actuellement au relancement de Collision Collective, initiative de diffusion inter-collectif visant à restituer l’initiative de diffusion aux créateurs. Encore à ses balbutiements, elle porte pourtant l’ambition d’un développement, non seulement de son envergure, mais des logiques qu’elle applique et en appelle, pour cela, à la responsabilité de tous les acteurs qui veulent agir de bonne foi pour un secteur musical en adéquation avec les conditions de son époque.
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¹ADORNO, Theodor W. L’industrie culturelle. In: Communications, 3, 1964. p. 18
²DEBORD, Guy, La société du spectacle. Éditions Gallimard, Paris : 1992, 184 p.
³ADORNO, op. cit., p.12
⁴MILL, John Stuart. L’utilitarisme. Traduction, préface et notes par Georges Tanesse. Flammarion. Paris : 1988. p. 148
Par Erwan Vernay, délégué général de Grands Formats
© Yann Slama