Jeunes ensembles, accrochez-vous !

Toi qui a des idées de musiques créatives en grand format plein la tête, tu sais comment ça se passe…
En 2023, les grands ensembles et collectifs de jazz et de musiques improvisées sont portés avant tout par des artistes qui prennent à bras le corps le fonctionnement de leurs activités, en rêvant de pouvoir déléguer efficacement le travail de production, de diffusion et de communication à des professionnels, (je ne cite que ces 3 domaines bien connus et t’évite la liste des 35 casquettes cumulées des leaders de projets que certains aiment à énumérer…). Comment déléguer pour pouvoir faire plus de musique et essayer d’avoir une vie à côté du travail ? Genre être dans une équipe mixte de Frisbee, ou marcher lentement dans les bois, ou même projeter d’élever des enfants par exemple ?

Pour les jeunes artistes de jazz et musiques improvisées à l’initiative de grands formats en ce moment les temps sont impossibles… Alors, on se regroupe en collectif pour se soutenir, se répartir le boulot entre musicien·ne·s. On ne nous avait pas prévenu au conservatoire qu’il fallait apprendre tout ça, et tout maîtriser immédiatement comme des pros, pour arriver à accéder à l’intermittence et se sentir l’audace de faire exister des musiques jazz riches, audacieuses, créatives, intéressantes, plaisantes… avec zéro concessions !

Déléguer l’extra-musical c’est d’abord le recours à des petites missions d’intermittent·e·s chargé·e·s de production, à du temps partiel, car embaucher en CDI si ta DRAC te soutient pas est quasi-impossible. Encore faudrait-il que l’on sache vraiment si le personnel non-permanent est éligible au crédit d’impôt phonographique pour aider un peu ? Sait-on pourquoi les subventions du CNM n’aident pas toujours sur les embauches d’intermittent·e·s chargé·e·s de production ? L’ADAMI et la SPEDIDAM n’aident pas ou plus sur ces aspects ?

Ensuite tu cherches des concerts avec tes jeunes projets, et les programmations semblent éternellement bouclées avec souvent les mêmes têtes marketées à la mode dans les festivals de jazz. Alors, tu te replies sur les clubs, où des « programmateurs » te louent la salle ou te proposent une fameuse « coréa » qui n’a rien de chic et dont la billetterie, ponctionnée par le lieu, permettra au mieux de salarier deux artistes, trois dans le meilleur des cas si tu t’es arraché sur la comm’, que tu as craqué ton PEL sur Google adds ou sur une pub Facebook à l’efficacité douteuse.

La facturation par le club des frais SACEM et CNM qui devraient lui revenir t’oblige à monter une aide à l’emploi FONPEPS APAJ (si ton plafond de 42 demandes par an n’est pas dépassé ou si le lieu veut bien te donner l’attestation de sécurité, ce qui n’est pas toujours le cas), aide que tu obtiendras 8 mois après car à la moindre faute d’orthographe on te renverra ton dossier…). De toute façon, ça ne suffira pas à boucler le budget et tu devras demander aussi la subvention  « Crea prod diff » du CNM et compter chaque centime. Ça ne sera pas simple car les critères de cette aide se sont durcis en 2023 avec une augmentation à 8 représentations à trouver sur 18 mois. Très compliqué pour un grand format et tu devras sans doute organiser toi-même un concert dans une salle à louer pas cher.

S’il y a un piano il sera rincé ou pas accordé et l’accord sera probablement à tes frais. Je dis bien « si » il y a un piano car en France on a des pianos dans toutes les gares mais pas toujours dans les salles de concerts alors que les pianistes qui sortent chaque année des écoles professionnelles sont légion.

Bien sûr, tu monteras des tournées mal logées, ou logées chez « l’habitant inconnu » chez qui tes collègues musiciennes se feront parfois emmerder. Tu seras payé au minimum conventionnel, avec de longs trajets fatigants car tu seras obligé de tourner en voiture malgré l’augmentation du prix de l’essence, en culpabilisant de polluer car la SNCF refuse toujours les instruments volumineux dans les trains.

Tu payeras un peu de ta poche ta tournée, en espérant que les mecs de ton groupe payeront leurs tournées (cette fois ci au bar, enfin tu espères…) Je dis les mecs parce qu’il y a trop de mecs dans ton groupe et que malgré tes efforts et ton besoin de jouer dans des formations mixtes, les femmes ont surement eu mieux (ou pire) à faire que de jouer du jazz. Il y a bien des super musiciennes dans ton carnet d’adresse mais tu ne les vois pas ou n’arrives pas à les convaincre de rester dans ton groupe. Il faut avouer que jusqu’à récemment tu étais largué complètement sur ces questions féministes et quand tu as monté ton projet tu as coopté que des gars… Tu as le seum maintenant, tu peux plus virer Gégé au saxo pour jouer avec une musicienne, ça serait échanger une forme de domination pour une autre.

Mais rien n’entame ton enthousiasme si t’es au point musicalement, après ces gigs d’anthologie, tu essayeras d’enregistrer un disque sauf que les labels ne sont pas intéressés et plus assez nombreux pour couvrir tous les projets des professionnels du jazz. Même si les majors captent 70% des revenus du streaming et absorbent la majorité des subventions du CNM, prendre des risques sur des musiques créatives jazz ou des musiques improvisées ne semble pas coller avec leurs logiques marchandes. Le CNM n’a pas l’air de trop s’engager efficacement sur la diversité des esthétiques non plus ? C’est bien connu, on ne prête qu’aux riches et on aide que ceux qui rapportent.

Entre les labels qui passent leurs chemins et ceux qui te proposent de garder 80% des ventes, alors que toi tu as déjà presque tout payé du disque de ta poche, tu choisiras finalement avec ta petite asso fébrile mais très vaillante de monter un ersatz de label sans-le-sou, que tu présenteras comme une maison de disque underground ultra-tendance bien sûr !  Sauf que comme toutes les assos de Grands Formats tu es plafonné à une aide par an à la SCPP et l’ADAMI te demande d’avoir engendré plein de droits pour t’attribuer une subvention. Tu fais du jazz, le public qui achète les disques est « minus » donc c’est pas possible d’en engendrer assez. Pas facile de financer ton premier disque, en plus en 2023 l’aide à l’emploi FONPEPS ADEP sera restreinte à 22k par an par structure et donc ça sera ric-rac pour la masse salariale de ton enregistrement en big band et la capta-vidéo que tu pensais faire, car tu sais bien qu’il faut toujours plus de vidéo pour trouver des concerts. Sans compter que si tu as un collectif, ce nouveau plafond va partir très vite car tes potes ont aussi beaucoup d’idées de disques et ont faim, comme toi. 

Ton PEL craque, deux fois, tu pensais pas que c’était possible…

Mais good news ! Dans 3 heures tu joues avec ton groupe et sur les planches de cet endroit quand même pas si mal, ces pérégrinations seront sans doute oubliées un temps. La perspective de revoir tes ami·e·s musicien·ne·s et de refaire un nouveau concert tout bien enveloppé de cette musique osée, originale, imprévisible qu’est le jazz dans laquelle tu auras mis toute ta rage, ton amour et ton courage…sans oublier le supplément d’âme inspiré du dernier match de Frisbee. Tu as hâte de partager ça avec le public réjoui et rien ne te nourrit plus. Ça donnera assurément la force de ne rien lâcher en relevant la tête face aux défis à venir de ta jeune vie d’artiste. Tu es carrément déter’ et tu sais aussi que tu ne seras pas isolé dans l’aventure car nous autres musicien·ne·s de jazz et de musiques improvisées sommes uni·e·s en fédération, en collectifs, en association, en syndicats, et que l’entraide est encore le moyen le plus sûr de survivre et de défendre une musique créative en voyant grand, peu importe l’âge, et ça, ça compte.

Par Léo Jeannet pour Panoramic Project et Pousse Pousse Production

Photos © Camille Huguenot


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